Perception de l’architecte et Confiance en l’autre
L’architecte autoconstructeur est mal à l’aise devant son rôle à jouer dans une architecture traditionnelle. Il est également surpris de la perception de sa profession par la population. Il refuse une relation au client du type de celle que Le Corbusier exprime dans un entretien avec Paul Chombart de Lauwe [1] :
PCdL : Quelles sont par ordre d’importance vos préoccupations quand vous avez à construire un logement ? LC : D’abord de quoi s’agit-il ? De la clientèle privée, ou de l’homme en général ? La clientèle privée est généralement loufoque, abêtie, avec des manies acquises au cours de la vie. Elle ne m’intéresse pas beaucoup.
Pour Claude Häusermann-Coty, l’architecte est descendu de son piédestal [2]. Il n’est plus un concepteur inaccessible, sa relation avec le client en est facilitée. Le Rural Studio, bien qu’il agisse dans un milieu où l’emploi d’un architecte est une illusion, se targue de la bonne relation qu’il entretient avec le client ; Alberta Bryant a imposé l’emplacement de sa maison contre l’avis initial des étudiants. Le centre pour enfants de HERO a vu dans Samuel Mockbee, soucieux du contrôle de l’architecture par le client et de la nécessité pour les étudiants de se confronter aux envies d’un non-spécialiste, l’incarnation idéale du bâtisseur attentif. Sonia Vu insiste sur ce point lors de notre entretien :
L’autoconstruction, le fait qu’on ait été sur place, ça a été plutôt bien perçu. Le fait qu’on soit sur place, ça a apporté aux gens qui se sont dits : « Ah ! Voilà ! Les architectes viennent vivre trois mois à Argentan. » Il y avait une vraie confiance par rapport à notre métier d’architectes.
Appropriation de la construction
Depuis quelques décennies déjà, les architectes prennent en compte la nécessité de faciliter l’appropriation du nouveau logement par le futur habitant. Au lendemain des Grands Ensembles, certains ont dessiné des logements prêt-à-finir. L’idée n’est excellente que pour les populations maîtrisant bien l’autoréhabilitation, et est détournée de son objectif initial par le fait qu’elle ne peut qu’être orientée vers les as de construction de l’époque, notamment les Portugais immigrés. Une tentative frileuse d’appropriation de la construction peut dévier et stigmatiser une population. D’autres ont mis en œuvre l’idée d’une cloison déplaçable (à sec) pour favoriser la reconfiguration du logement, à la suite du départ d’un enfant ou d’un changement d’occupant, cela a eu au final une adaptabilité relative.
L’intervention de Le Corbusier à Pessac a vu son objectif détourné. La standardisation des éléments a permis à l’architecte de jouer sur différentes configurations dans l’élaboration de l’ensemble du quartier. Les logements étaient quant à eux finis, ils profitaient de la qualité spatiale habituelle dans l’œuvre du maître. Mais les habitants ont vu leurs besoins insatisfaits, et ont individualisé leur maison. Ils ont transgressé le travail de l’architecte. Philippe Boudon répond qu’il n’en est rien, puisqu’on observe finalement une cohérence entre les faits de Le Corbusier et ceux de l’habitant : une architecture ouverte, flexible, pour le premier au niveau du quartier, pour le second au niveau de sa maison.
Les architectes autoconstructeurs font du chantier un acte d’architecture. Ils ont choisi cette démarche pour rompre avec la distance entre le concepteur et le client. Les membres de KARO ont ainsi initié un usage durable de bibliothèque dans un lieu délaissé. Monique Frösch et Yannic Dekking sont satisfaits de la relation qu’ils entretiennent avec leurs clients, de la bonne réception de leur travail par ces derniers.
AH : Les gens apprécient ?
YD : Ah oui ! Jusqu’à maintenant, ça a toujours super bien marché, parce que la communication est super facile, c’est juste toi et le client.
MF : Comme architecte, moi je trouve, je fais quelque chose pour quelqu’un d’autre qui va y habiter, alors il faut bien intégrer ses idées. Comme architecte ça n’est pas ton travail de presser ton idée à eux, c’est leur maison. C’est aussi ça que j’essaie toujours de faire, le plus. C’est ça que je n’aime pas dans l’architecture normale.
Pour Sonia Vu, la présence des architectes sur le chantier a permis à tous de se sentir impliqués dans la construction, et a eu pour conséquence que les usagers du bâtiment se sont sentis libres de le modifier selon leurs besoins :
Sur le chantier d’Argentan, on était trois, mais j’ai vraiment eu des personnes qui nous ont aidés au jour le jour. D’autres qui venaient ponctuellement, une heure, deux heures… A la fin, l’un des jardiniers en insertion, qui était venu aider trois-quatre fois, en fait quand il en parlait, il l’avait construit.
On avait fait une façade temporaire sur le devant. Et un jour je reçois un appel des gens là-bas : « On va refermer la façade avec des planches de bois. » Grosse panique ! Qu’est-ce qu’il va faire, comment, avec quoi ? J’y suis retournée un an après [en ayant finalement laissé faire], j’ai vu la façade qu’ils ont faite, c’est jamais ce qu’on aurait fait, mais en même temps c’était génial. Ca leur a semblé évident aux gens, le bâtiment est le leur.
Dans le cas du Rural Studio, cela fonctionne à merveille. Il a rapidement atteint une renommée régionale suffisante pour qu’on lui fasse confiance, et qu’on laisse les étudiants faire des erreurs. La fraîcheur des solutions apportées semble en valoir la chandelle. Le directeur de HERO trouve que le centre pour enfants est bien plus créatif que s’il l’avait reçu au terme d’un marché commercial [3]. Plus encore, des prisonniers obtiennent une permission pour aider à la construction du bâtiment, et l’un d’eux, maçon de profession, refait le sol de la pergola comme il le juge convenable, comme pour rembourser sa dette envers la communauté.