Temporalité
En concurrence avec l’architecture normée, l’autoconstruction formalisée doit logiquement respecter la même temporalité. Cette remarque est valable pour certaines commandes. Il arrive au contraire souvent de réaliser un projet plus long, ne respectant pas le temps accéléré de la construction. Le chantier de l’école de Gelsenkirchen a duré dix ans. Ce temps a été nécessaire à la bonne marche du projet qui a servi de support au projet pédagogique.
Les écoliers ont été impliqués dans toutes les phases du chantier. Certains ont pris part à des ateliers de construction de maquettes, sensé les amener à réfléchir sur la forme de l’école. D’autres, un peu plus âgés, ont aidé les charpentiers à assembler les structures en bois [1].
La temporalité du projet est calquée dans le cas de Peter Hübner sur la capacité des élèves à produire de l’architecture et à la comprendre. L’aventure des comités d’habitants nécessite également une temporalité du projet plus lente, laissant sa place à l’élaboration d’une opinion de groupe et une diversité que Lucien Kroll juge indispensables à l’exercice de son métier. Patrick Bouchain reprend à son compte les conclusions du PADES [2] : chargé de la réhabilitation de logements à Boulogne-sur- Mer, il envoie une jeune collaboratrice vivre sur le lieu du chantier. Il refuse une conception en une fois qui nécessairement conduirait à l’élaboration d’un standard et se donne le temps de la production individualisée. Le temps du chantier n’a pas lieu d’être minimal s’il ne dérange pas l’habitant, celui qui vit seul peut bénéficier de la longueur de cette phase, celui qui souhaite un chantier plus rapide peut l’obtenir.
Réemploi
Si le réemploi est favorisé par les architectes d’une autoconstruction formalisée, il n’est pas pour autant systématique. Il convient bien au vœu de construire autrement, puisqu’il n’est pas un produit industrialisé mais porteur de mémoire, et aussi car il permet de réduire certains coûts dans des projets dont la gestion du risque n’est pas aussi externalisée que dans la construction habituelle. N’étant pas le cheval de bataille de ces architectes, il n’apparaît pas dans leurs œuvres écrites, simplement dans certains des projets qu’ils réalisent. C’est le cas du Lieu Unique de Nantes, construit par l’agence Construire dirigée par Patrick Bouchain et Loïc Julienne : la passerelle technique de la salle de spectacles est constituée de bois d’anciens chalutiers, le plafond est tapissé de petites pièces de métal découpées dans d’anciens barils de pétrole. La cabane de chantier du Channel, Scène nationale de Calais, est réalisée dans les mêmes conditions : charpente métallique, briques, parpaings, portes, fenêtres…
Expérimentation et autoconstruction formalisée
L’autoconstruction formalisée expérimente des techniques de réponse au malaise de la construction. C’est pour elle le meilleur moyen de tester ses idées. Yona Friedman le fit lors de son interaction avec les employés de CDC, entreprise dont il conçut les bureaux à partir des graphes d’autoplanification réalisés par ces derniers. Ses théories, originaires d’une vision à long terme de la société, proposaient de tels changements dans le statut de l’architecte et de l’architecture, qu’il convenait de les éprouver dans la réalité. Cependant, il a conservé dans ce projet sa condition d’architecte, et ne s’est pas totalement écarté du travail de conception : il n’a pas réalisé de structure spatiale proprement dite.
Peter Hübner construit son agence à Neckartenzlingen (Allemagne) comme un champ d’expérimentation [3]. Il réalise dans un premier temps des projets préfabriqués, et inaugure ses bureaux le jour même de la livraison des modules, à laquelle il ajoute l’autoconstruction de services. Il se transforme alors en architecte autoconstructeur, et agrandit ses bureaux par la technique de collage de bâtiments d’aspect hétéroclite, qu’il réutilisera dans ses projets d’agence.
Patrick Bouchain m’a raconté dans notre entretien le cheminement d’architecte autoconstructeur expérimentateur qu’il a suivi avant de se consacrer à l’autoconstruction formalisée. Son père lui disait le temps que tu perdras à gagner de l’argent pour acheter une chose, c’est le temps que tu perds à la faire directement. Lors de son service civil en Afrique, le caractère néfaste de l’importation des technologies européennes vers des pays structurés différemment le pousse il y a quarante ans à poursuivre cette voie. Puis un grand chantier s’offre à lui, la troupe Zingaro a besoin d’une salle de spectacles à Aubervilliers et dispose de 2 millions de francs. Patrick Bouchain convainc Bartabas de monter une entreprise pour produire le lieu de la même façon qu’une production habituelle de Zingaro. Ils recrutent six compagnons du Tour de France charpentiers et dirigent le chantier auquel ils participent. Il entre dans le mouvement pour un habitat groupé autogéré et gère la société civile immobilière (SCI) qui construira son logement. Expérimenter, expérimenter, expérimenter… jusqu’à faire de grandes choses, dit-il. Il parle de l’académie Fratellini. Aucun des quatre financeurs de la construction ne veut être maître d’ouvrage, personne ne veut courir de risque devant le prix jugé trop faible de l’opération. Finalement il propose à Fratellini de réaliser le rôle de maître d’ouvrage en interne, et embauche dans une structure créée spécialement un ingénieur qui conduit les travaux, quittant personnellement la maîtrise d’œuvre. Un dispositif constructif du chantier de l’académie (un grid qui est en même temps un tapis de sécurité) a d’ailleurs été breveté après, démontrant une nouvelle fois que le produit d’une expérimentation pouvait être réutilisé par d’autres. Depuis peu, il transfère le rôle d’expérimentateur au jeune architecte qu’il envoie vivre sur un chantier (logements à Boulogne-sur-Mer) ou sur une installation habitée (Metavilla).