Mon intérêt personnel pour l’autoconstruction réside dans le fait qu’elle semble poser un paradoxe, en particulier dans les pays riches et en France. Eradiquée en grande partie par l’Etat à partir du dix- neuvième siècle, qui a cherché à promouvoir l’architecture savante pour tous, l’autoconstruction remet en cause le modèle de l’architecture-reine de la conception-construction en prenant des décisions prises habituellement par l’architecte. Pourquoi alors regagne-t-elle de l’intérêt chez les architectes ? Dans l’ancien temps, l’architecture savante se concentrait sur la création de monuments qui venaient ponctuer l’aménagement des villes (églises, palais, équipements, places publiques…) et sur la réalisation de villas. Au vingtième siècle elle a été banalisée avec le mouvement moderne qui a vu dans le logement collectif une occasion de refaçonner l’habitat à la lumière d’une nouvelle ère, et qui a consacré l’avènement d’un homme nouveau.
L’autoconstruction et l’architecture vernaculaire sont les formes les plus primitives d’architecture, l’architecture telle que nous l’entendons de nos jours n’apparaît qu’avec Alberti et son De re aedificatoria (1452). Un mémoire cherche à établir la différence entre les deux domaines : il situe l’autoconstruction dans le contexte de l’industrialisation du bâtiment et l’architecture vernaculaire dans une période de simple accumulation d’expériences1. Le premier résultant également dans bien des cas, comme je le montrerai par la suite, d’une accumulation d’expériences sans connaissance scientifique préalable, cette remarque me semble trop imprécise. On pourrait plutôt noter que l’architecture vernaculaire se prive de la présence d’un architecte. Le travail de ce dernier s’est consacré majoritairement à la conception de bâtiments réalisés par des professionnels de la construction, organisés dans un premier temps en corporations, à présent dans des entreprises privées. La profession-reine de la construction a longtemps fait fi de ces architectures vernaculaires qui semble-t-il n’ont rien à voir avec une Architecture avec un grand A, conçue par un apôtre de la qualité spatiale et d’une certaine radicalité de son œuvre, et réalisée par des professionnels qualifiés. Pourtant, nous vivons une période où l’autoconstruction prend à nouveau de l’importance, non pas forcément en termes de quantité de bâtiments réalisés, puisque justement c’est la forme la plus primitive de la construction, mais plutôt dans l’intérêt que les architectes semblent y trouver.
On peut donc y voir un paradoxe, un suicide proclamé par les tenants de l’autoconstruction. Celle-ci court-circuite la logique habituelle de recours à différents acteurs professionnels, de même que la valorisation du savoir-faire des artisans et ouvriers. On peut aussi y voir une suite logique au retour vers une construction plus personnalisée (les concours qui paraissent quotidiennement ne sont pas des aménagements de quartiers entiers ou de milliers de logements mais de quelques dizaines tout au plus) après la construction à grande échelle d’après-guerre confiée à quelques groupes d’architectes (notamment l’AUA, Atelier d’urbanisme et d’architecture, qui s’est vu confier la construction de logements par milliers). L’autoconstruction est peut-être la forme la plus extrémiste de ce raisonnement forcé des architectes de notre siècle de la grande à la petite échelle.
Peu d’études ont été réalisées sur l’autoconstruction en général. Les théories de Rem Koolhaas sur le chaos et ses publications avec ses étudiants ont certes eu une portée retentissante dans le monde de l’architecture, mais elles ne doivent surtout pas mettre un voile sur d’autres travaux, puisqu’elles ne résolvent en rien la question et constituent un gouffre avec les inspirations que Rem Koolhaas en tire dans son travail réalisé.
L’architecture des bidonvilles intéresse toujours les architectes mais beaucoup à travers la construction informelle à l’échelle d’un bâtiment, d’un quartier, plutôt qu’à celle d’une métropole de bidonvilles. Dans une démarche à la mode, qui rappelle dans le domaine de l’agriculture l’influence de l’expérience de Cuba d’une micro-agriculture raisonnée [1] , de jeunes architectes s’inspirent de l’architecture autoconstruite des bidonvilles des pays pauvres.
D’autres jeunes architectes, comme moi au début de mes études d’architecture, s’offusquent du fait de ne jamais véritablement avoir entendu parler de l’architecture qu’on enseigne dans les écoles spécialisées, à l’inverse des arts présents dans les musées. L’architecture qu’il plaît de visiter à leurs proches est bien souvent celle des centres historiques, celle des villages uniformes construits sur un mode traditionnel. Le grand public serait-il inculte ?
Quelle que soit la réponse, cette incompréhension, alliée à une autre incompréhension qui voit ces mêmes bidonvilles, en principe sujets au rejet de tous puisque lieux insalubres, de grande pauvreté, que personne ne souhaite pour soi, attirer le grand public, pose une question primordiale pour ces architectes : l’esthétique de l’autoconstruction spontanée plaît plus aux gens que celle de l’architecture contemporaine.
Ne nous trompons pas, cet intérêt pour ce qui a été longtemps considéré comme un rebut, ne date pas de la dernière pluie. Bernard Rudofsky a consacré une exposition à l’architecture sans architectes [2] il y a plusieurs décennies. Le Corbusier, d’une manière plus théorique, a étudié l’architecture de l’homme primitif dans un livre qui recherchait la relation évidente entre construction humaine et géométrie [3]. Quantité de projets architecturaux induisant une autoconstruction ont été dessinés au vingtième siècle, de la maison Dom-Ino de Le Corbusier qui met en place une structure individuelle dont le remplissage se fait au gré des besoins (et dont les dessins explicatifs font voir une architecture qui n’est pas typique de celle de l’architecte, ce qui indique bien sa destination), au plan Obus pour Alger, ou encore aux dessins et maquettes de Team X, Archigram, Archizoom et aux structures spatiales de Yona Friedman. De nombreux livres ont été écrits sur les Castors, mouvement français d’autoconstruction fondé peu après la Seconde Guerre Mondiale, d’autres sur des expériences d’autoconstruction particulières comme le projet égyptien de Hassan Fathy à New Gourna [4] , mais aucune étude sur le sujet dans sa globalité n’a été publiée.
Mon travail a pour objectif de traiter de tous les types d’autoconstruction et certains de leurs aspects. Il est fondé sur des expériences d’acteurs de l’autoconstruction, en particulier sur des entretiens que j’ai menés spécifiquement pour ce travail (au nombre de dix, avec dans l’ordre chronologique Bruno Caillard, Jean-Christophe Grosso, Laurent et Marine Joëts, Julien Beller, Alain His, Gilles Clément, Jean-Louis Vacher, Monique Frösch et Yannic Dekking, Patrick Bouchain, Sonia Vu). C’est en effet à mon avis un domaine qui s’enrichit de par les expérimentations de chacun, qui ne se circonscrit pas à une sorte de discipline, et qui bien au contraire pourrait plus simplement se définir comme ce qui est en marge, en marge du fonctionnement normal de l’architecture depuis le vingtième siècle, en marge du droit et de la construction classique qui a façonné ce droit. Il est en effet peu prolifique de s’attaquer à un type particulier d’autoconstruction, tous ayant des problématiques communes, tous offrant des enseignements les uns sur les autres, les solutions pouvant être abordées très certainement dans leur ensemble.
Je ne cherche pas dans ce travail à enfermer l’autoconstruction dans une définition ou un domaine précis. Je cherche au contraire à effectuer un travail le plus exhaustif possible sur ce domaine, à en apercevoir sa diversité et l’enseignement qu’il nous apporte à nous architectes, et par ce biais refuse de le définir par autre chose que par l’ensemble des pratiques que je mentionne dans mon travail. Le dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement [5] ne mentionne pas le terme : tout juste y lit-on
La participation des individus et/ou des groupes à la production-gestion de leur cadre de vie apparaissait comme une nouvelle panacée, à la fois instrument d’intégration psychosociale (notamment dans le cas des minorités ethniques et des catégories sociales défavorisées) et un outil économique pouvant contribuer à résoudre le problème du logement social (cf. J.F.C. Turner, Freedom to build, Londres-New York, 1972).